mercredi 31 décembre 2008

Le pouvoir moins l'ordre

L'anarchisme est un ensemble d'idées à l'existence étrange. Sans cesse honni, sans cesse rejeté, dénoncé, méprisé, moqué et pourtant les drapeaux noirs continuent de flotter, discrètement, au dessus des foules. A l'heure actuelle, comme le souligne Jean Pierre Garnier dans son article du Monde Diplomatique (Janvier 2009), l'anarchisme devient médiatiquement un nouveau monstre à abattre bien pratique à ranger aux côtés du terrorisme et de l'islamisme, pour orienter les haines populaires vers une hydre floue confortant l'ordre établi, alors même que "libertaire" est récupéré par tout un tas de rebelles conformistes pour ajouter un peu de lustre à leur gloriole fanée.

Non, l'anarchisme n'est pas le terrorisme, pas plus que ce n'est le chaos, le vol ou le nihilisme. L'anarchisme est peut être, de toutes les idées, celle qui réclame le plus d'éthique de la part de ses poursuivants. Malheureusement, comme beaucoup d'autres théories, elle est la victime d'idées reçues tenaces et d'argumentaires tout faits toujours réitérés malgré que toutes ces idées reçues et argumentaires rances aient déjà été à la fois pris en compte et promptement démontés par les nombreux théoriciens de l'anarchisme.

Il est temps, donc, de se documenter proprement, surtout que ce mois de janvier 2009 verra le bicentenaire de la naissance de Pierre-Joseph Proudhon.

L'Ordre moins le pouvoir
de Normand Baillargeon
chez Agone, collection Eléments
ISBN : 978-2-7489-0097-2

Amusant, voici le deuxième billet d'affilée sur Baillargeon. Que dire sinon que cet ouvrage est lui aussi clair, précis et surtout agréable à lire ? Faut-il qu'un livre soit pesant et soporifique pour être acceptable à une discussion sérieuse ?

Le livre de Baillargeon est divisé en quatre parties. La première rappelle la naissance de l'idée d'anarchisme et son évolution jusqu'à la diversité des pensées que l'on a aujourd'hui. Ensuite, justement, sont présentées, dans un ordre chronologique et au travers de la présentation de l'auteur principal dont il est issu, chacun des courants de l'anarchisme, chacune de ses variantes. La troisième partie recouvre des exemples d'anarchisme appliqué. Enfin, la dernière partie présente des sujets de réflexion avec des propositions concrètes des anarchistes.

Utilité au lecteur de gauche:
  • Ce livre permet de comprendre ce qu'est l'anarchisme et d'arrêter enfin de s'arrêter au clichés sémantiques du dictionnaire et des média. L'anarchisme est une pensée extrêmement riche, développée et qui évolue encore aujourd'hui. De nombreuses avancées sociales lui sont dues, il mérite donc le respect, et cela commence par arrêter de multiplier les opinions toutes faites à son sujet.
  • Il établit les différents courants de l'anarchisme, comme par exemple l'anarcho-syndicalisme, l'anarcho-féminisme, l'anarcho-communisme, etc.
  • Il rappelle de douloureux souvenirs sur la Guerra Civil et la Révolution Russe, dont les origines et l'évolution doit beaucoup aux penseurs anarchistes, avant que le mouvement ne soit, respectivement, écrasé ou récupéré.
  • Il donne des axes de pensées, des propositions libertaires, pouvant servir de base à toute réflexion de gauche quelle que soit l'étiquette.
  • Il fournit une excellente bibliographie pour creuser le sujet.

Ceinture noire d'autodéfense intellectuelle

Le second ouvrage sur les média est aussi beaucoup moins contesté. C'est un peu le pendant bénéfique de "L'Art d'avoir toujours raison" qu'avait écrit Schopenhauer avec une pointe d'humour non feinte.

Petit cours d'autodéfense intellectuelle
de Normand Baillargeon
Lux Quebec
ISBN : 2895960445

Normand Baillargeon n'est pas un inconnu du lecteur libertaire, puisqu'il a écrit une histoire du mouvement anarchiste claire et documentée sur laquelle je reviendrai probablement. Ici, il part d'une citation de Chomsky : "Si nous avions un vrai système d'éducation, on y donnerait des cours d'autodéfense intellectuelle. " Se posant la question de ce que pourrait contenir un tel enseignement, Baillargeon a écrit le manuel sur lequel les cours reposeraient probablement.

Cet opuscule détaille donc tous les mécanismes à repérer dans un discours, un article ou une image quand son auteur manque d'arguments valides pour justifier son point de vue. C'est bien d'autodéfense qu'il s'agit, car les articles et discours sont perclus d'arguments fallacieux, de phrases toutes faites et autres tournures relevant le plus souvent, pour être gentil, du mensonge involontaire (une des règles de la bonne discussion est de considérer son interlocuteur comme honnête).

Le livre détaille donc les paralogismes courants, ces arguments faussement logiques qui émaillent les débats politiques et paraissent extrêmement convainquants, y compris à ceux qui les utilisent. Sont ensuite couverts les graphiques, le "bon sens", etc.

Bien que son utilité éducative me paraisse évidente pour le lecteur de n'importe quel bord, voici l'utilité au lecteur de gauche :
  • Ce livre permet d'apprendre à repérer tous les vides logiques d'un argumentaire quel qu'il soit pour ne pas s'y laisser prendre.
  • Lors d'une discussion, ayant repéré ces vides, le lecteur assidu peut y enfoncer des coins argumentatifs qui détruiront la position adverse en soulignant simplement les erreurs de raisonnement.
  • Hélas, ce livre montre en creux comment employer les paralogismes à son propre usage, usage malhonnête que je décourage, mais qui permet de dire un mot sur le livre de Schopenhauer. Ce dernier, dans son Art d'avoir toujours raison (chez Mille et Une Nuits, ISBN:284205301X), détaille des outils rhétoriques pour l'emporter dans une discussion et écraser son adversaire. Il s'agit là aussi d'un catalogue de paralogismes que Schopenhauer présente avec une discrète pointe d'ironie et dans un but d'utilisation.

vendredi 19 décembre 2008

Fabrication de l'opinion et propagande en démocratie

Le titre va forcément allumer de nombreuses lumières rouges dans le cerveau des lecteurs les plus conservateurs de ce blog. Et pourtant, quelques drames récents ont montré que la presse et les média ont de gros défauts quant à leurs choix de titres. On repensera juste à l'arène médiatique sur les armes de destruction massive en Irak, dont les articles de presse américain ont aidé une opinion publique à aller jusqu'à une guerre sur la seule base de rapports frelatés en provenance directe d'où ? Du gouvernement. Pas de vérifications de sources, juste des appels à la guerre, très peu de questionnement. Quelles qu'en soient les origines, c'est de médias, donc, qu'on va parler avec deux célèbres ouvrages, fort contestés.

Voici le premier, qui est certainement une lecture fondamentale :
La Fabrication du Consentement - De la propagande médiatique en démocratie
de Edward Herman & Noam Chomsky
Agone 2008, collection contre feux
ISBN 978-2-7489-0072-9
(Précédemment édité par Le Serpent à Plumes sous le titre "La Fabrique de l'Opinion")

Oh que cet ouvrage a fait couler d'encre bilieuse sur le papier quadrichromie sur les deux continents. Oh que cet auteur aussi. Bon, déjà les imbéciles ressortirons l'affaire Faurisson à propos de Chomsky. Je leur répondrai que c'est un argument
Ad Hominem, donc invalide, et qui plus est complètement faux. Il n'y a vraiment que quelques français à ne pas l'avoir pigé. Même les américains les plus anti-Chomsky l'ont pigé y'a déjà longtemps. Grandissez, un peu.

Passons, donc, aux choses sérieuses.
Cet ouvrage présente ce que ses auteurs appellent "le modèle de propagande", il s'agit simplement d'une convergence d'intérêts entre les journalistes, les rédactions, les propriétaires, les annonceurs et les lecteurs. Le modèle démonte de manière assez simple ces mécanismes. Essayons de résumer :
  • Il y a bien longtemps que la plupart des grands journaux ne vivent plus par leurs ventes ou leurs abonnements. L'argent engrangé de cette manière n'arrive pas à payer les coûts de production, de distribution, de destruction des invendus, etc.
  • L'argent manquant provient essentiellement de deux sources : le propriétaire en bailleur de fonds, les annonceurs. Même avec leur aide, les journaux sont régulièrement en perte.
  • Les lecteurs, aussi jouent leur rôle de pression. En effet, même si l'argent fourni n'est pas suffisant pour faire vivre le journal, leur nombre permet de justifier les factures faites aux annonceurs. L'important est donc que le journal soit lu.
  • Les informateurs : difficile d'informer à partir de rien. Quoique les mauvaises langues diront que ça n'a jamais rien empêché...
  • Evidemment, le journaliste est aussi un moyen de pression sur lui-même, simplement parce qu'il est doté d'opinions. Un journaliste qui écrit dans un journal de droite n'a pas les mêmes sensibilités qu'un journaliste qui écrit dans un journal de gauche. Et, de fait, par ses propres opinions, il a l'impression d'écrire ce qu'il choisit d'écrire, comme lui chante. Mais c'est normal d'avoir l'impression d'être libre quand on est d'accord avec la ligne éditoriale...
A partir de ces points d'entrée, Herman et Chomsky définissent cinq filtres qui vont agir sur le traitement de l'information dans le médium (un médium, des média, non ?). Les voici:
  • La propriété : le propriétaire du journal est un poids économique certain à l'heure où les journaux ont des problèmes directs de survie. Moindre publication d'articles allant à l'encontre du propriétaire, donc.
  • Le budget : les journaux ne vivent plus de leur lectorat depuis bien longtemps, et la publicité est la véritable manne (mais l'argument serait déplaçable aux lecteurs si c'était le cas). Moindre publication d'articles allant à l'encontre des sponsors.
  • Les sources d'information : il se trouve que l'information provient d'une symbiose entre les sources d'information et les média. Enormément de ces informations proviennent d'agences gouvernementales et sont indispensables ou aident grandement le journal. Par exemple, donner des opportunités de photo, programmer les conférences de presse en accord avec les deadlines, fournir les statistiques et rapports, compte-rendus, etc. Moindre publication d'articles allant à l'encontre des sources d'information.
  • Flak (terme d'argot pour désigner le pognon et le pouvoir) : les puissants peuvent faire pression sur un media par de nombreux moyen directs ou indirects. Moindre publication d'articles écornant les puissants.
  • "anti-" idéologies : il est plus facile d'exploiter la peur populaire que de tenter de relativiser ou d'aller, surtout, à contre courant. Par exemple, écrire des articles crachant sur Saddam Hussein quelques semaines avant la seconde guerre du golfe ne présentait pas de difficulté majeures, ou un article anti-français (on se rappelle les "freedom fries" ?). Moindre publication d'articles à contre-courant.
Evidemment, quelqu'un, surtout un journaliste, à qui vous parleriez de ces filtres vous répondrait probablement selon trois lignes :
La première est l'attaque ad hominem sur Chomsky déjà décrite plus haut et à ignorer (une attaque ad hominem est un paralogisme, pas un argument).

La seconde, c'est l'habituel "mais moi je suis en liberté, j'écris ce que je veux". A cela, quoi de mieux que la réponse de Chomsky : "I don't say you're self-censoring - I'm sure you believe everything you're saying; but what I'm saying is, if you believed something different, you wouldn't be sitting where you're sitting."
(Traduction : Je ne dis pas que vous vous auto-censurez, je suis sûr que vous croyez tout ce que vous dites; mais ce que je dis c'est que si vous croyiez quelque chose de différent, vous ne seriez pas assis où vous l'êtes.) (1)

La troisième, enfin, consiste à balayer tout cela d'un revers de main en disant "théorie du complot". Normalement, il y a une poussée de menton ou un ton un peu condescendant. Cet argument de la théorie du complot est fascinant, car il ne nécessite pas d'arguments, apparemment. Il se suffirait à lui-même. "Théorie du complot", hop, passons à autre chose. Pourtant, il faut démontrer que Herman et Chomsky présentent une théorie du complot pour que cet argument soit valide. Or ce n'est pas le cas. Les auteurs présentent une somme d'intérêts convergents ou chacun va agir dans la direction qui semble la meilleure dans le cadre de ses intérêts proches. Nul complot, nulle organisation. Simplement le désir de survie ou la meilleure opportunité ou l'envie de fainéantise, de chacun des acteurs concernés.

Le reste de l'ouvrage est consacré à nombre d'exemples très détaillés de traitement différents de cas similaires par les même médias, à l'appui de l'ouvrage.

(1) : Interview by Andrew Marr on BBC2, February 14, 1996